Expulsés voici dix ans de leurs territoires, les San ont constamment réclamé le droit d'y retourner. En 2006, la justice botswanaise leur a donné raison. Ils croupissent pourtant toujours dans des camps.
M'étant rendue à plusieurs reprises dans la réserve du Kalahari central, au Botswana, je peux voir la différence entre le mode de vie indépendant que les Bochimans menaient autrefois et celui qu'ils ont aujourd'hui. En plusieurs vagues d'expulsion, échelonnées entre 1997 et 2002, le gouvernement les a chassés de leurs terres ancestrales et placés dans des camps. A vol d'oiseau, ces camps ne sont pas très éloignés du Kalahari : l'un d'eux est situé en bordure de la réserve et un autre à 60 kilomètres à l'ouest. Mais la nature accidentée du terrain fait qu'un Bochiman souhaitant regagner la réserve aurait plusieurs jours de marche devant lui.
Même si le Kalahari est aride et inhospitalier, la région est d'une grande beauté. L'horizon est dégagé et, la nuit, on peut voir les constellations les plus fabuleuses, qui ont toutes un nom dans la langue des Bochimans. C'est aussi le lieu où reposent leurs ancêtres, ce qui revêt une très grande importance à leurs yeux. Autour des camps, il n'y a pas de vie sauvage : les terrains ayant été entièrement rasés, il n'en reste plus rien. Les San vivent dans de véritables camps de concentration, où sont entassées des milliers de personnes. Une femme de ma connaissance, qui est chamane, m'a expliqué qu'elle ne pouvait plus pratiquer les danses rituelles, car elle se trouve si loin des terres où résident les esprits de ses ancêtres qu'il lui est impossible d'entrer en communication avec eux.
Ce qui, pour le gouvernement botswanais, était censé "apporter le développement aux Bochimans" a en fait l'effet contraire. Les ayant vus mener une vie autonome et heureuse sur leurs terres, j'ai eu du mal à leur rendre visite dans un environnement qui leur est aussi étranger que celui des camps. Ils n'ont rien à faire et vivent des rations d'aliments et d'eau qui leur sont fournies par l'Etat. Faute de pouvoir chasser, les hommes s'ennuient et sont déprimés. Coupés de tout ce qui a un sens pour eux, les San ont perdu leur autonomie. Les camps sont la preuve flagrante de leur malheur : ils sont pleins de shabeens (bars rudimentaires), où les Bochimans boivent du matin au soir. "Le matin, quand je me réveille et que je jette un regard en dehors de ma hutte, je me sens déprimé : je ne sais que faire de ma vie", m'a confié l'un d'eux. Les camps représentant un marché potentiel, ils reçoivent toutes sortes de fonctionnaires qui viennent y mettre en œuvre des programmes. Il y a aussi des visiteurs - des trafiquants d'alcool et des prostituées qui cherchent à tirer profit de la maigre indemnité accordée aux déplacés. Aussi les Bochimans sont-ils désormais exposés au sida et à d'autres maladies.
En parlant avec les enfants, j'ai découvert en outre que l'enseignement ne leur était pas dispensé dans leur langue maternelle : ils se sentent perdus et malheureux dans cette école où on ne leur enseigne pas leur propre histoire.
Une expulsion jugée anticonstitutionnelle
Après des années de lutte pour tenter de convaincre le gouvernement de les laisser retourner sur leurs terres, les Bochimans ont intenté un procès en 2004 aux autorités. La décision rendue en leur faveur par la justice botswanaise a représenté une victoire historique. Elle reconnaissait officiellement que le Kalahari central était le territoire ancestral des San et que leur expulsion était anticonstitutionnelle et illégale. C'était la première fois qu'un tribunal botswanais admettait l'existence d'une "propriété autochtone", considérant que même si les populations du Kalahari n'avaient pas de papiers prouvant que ces terres leur appartenaient, ils n'en étaient pas moins leurs propriétaires légitimes puisqu'ils y avaient vécu pendant des millénaires.
En vertu de ce jugement, les Bochimans doivent être à nouveau autorisés à pratiquer la chasse, activité qui leur avait été interdite par le gouvernement pour protéger la faune. La cour a considéré que le gouvernement avait agi illégalement en les empêchant de chasser, des enquêtes sur la réserve de faune sauvage du Kalahari central ayant révélé que la plupart des espèces d'antilopes avaient vu leur population augmenter au cours des dix années précédentes. A l'évidence, les San sont experts dans la pratique d'une chasse durable. Pourtant, depuis le verdict, le gouvernement s'efforce par tous les moyens d'empêcher le retour des déplacés sur leurs terres ancestrales. Il a restreint l'accès de la réserve et continue d'y interdire toute forme de chasse. Les Bochimans ne peuvent toujours pas y pénétrer sans laissez-passer et, au cours des derniers mois, plusieurs d'entre eux ont même été harcelés et torturés.
Un autre problème crucial est celui de l'eau. Le puits de forage qui assurait l'approvisionnement en eau de la réserve a été scellé par le gouvernement, qui interdit aujourd'hui aux Bochimans de le rouvrir au motif qu'il s'agit d'une propriété de l'Etat. La majorité des Bochimans sont convaincus qu'ils ont été expulsés pour permettre l'exploitation des mines de diamants. Gope, l'un des villages de la réserve, recèle un important gisement. La licence d'exploitation, qui appartenait à la De Beers, a été vendue à Gem Diamonds, une nouvelle compagnie fondée avec d'anciens employés du diamantaire sud-africain et qui a annoncé son intention de procéder à l'exploitation du site.
Selon plusieurs San avec lesquels je suis en contact depuis des années, il est clair que les expulsions ont été un préambule à l'exploitation des gisements de diamants de la région, ce qu'ils ont appris très tôt de la bouche même de fonctionnaires. Le gouvernement botswanais proclame qu'il a pris cette initiative pour favoriser le développement des San, investissant des millions de dollars pour chasser des populations de leurs terres ancestrales. Mais, comme disent les Bochimans, s'il s'agissait vraiment de favoriser leur développement, pourquoi ne pas nous l'avoir apporté ?
Les Bochimans n'ont pas été consultés
A l'heure actuelle, beaucoup de Bochimans ne sont ni pour ni contre l'exploitation des diamants. N'ayant jamais été consultés, ils n'ont pas eu l'occasion de se faire entendre. Si le gouvernement se décidait un jour à respecter le droit international - en particulier la convention de l'Organisation internationale du travail sur les peuples autochtones et la déclaration de l'ONU sur les droits des peuples autochtones -, il verrait qu'il existe des instructions précises sur la nécessité de consulter les peuples concernés pour toute opération entreprise sur leurs terres et d'obtenir leur consentement libre, éclairé et préalable. Les populations concernées doivent être informées des effets de ces opérations et des profits qu'elles pourraient en tirer.
Je suis maintenant interdite de séjour au Botswana. A cause du soutien que j'ai apporté à l'organisation "Premiers habitants du Kalahari", les autorités botswanaises m'ont inscrite sur une liste noire de journalistes et de militants. Je m'étais rendue au Botswana en décembre 2006, au moment où la justice se prononçait sur l'expulsion des Bochimans. Mon interdiction de séjour m'a été notifiée immédiatement après. Alors que le monde entier s'intéresse au changement climatique et à l'avenir des forêts, les Bochimans du Kalahari, qui ont mis au point de fantastiques techniques pour préserver leur environnement, ont une foule de choses à nous apprendre.
Libres ?
Le gouvernement botswanais a réaffirmé fin novembre 2007 que les San n'étaient pas empêchés de regagner leurs terres ancestrales. "Tout Bochiman est libre de rentrer. Nous l'avons déjà dit clairement", a déclaré Clifford Mariba, porte-parole du ministère des Affaires étrangères. Il a ajouté : "Mais ceux qui ont fait ce choix ont renoncé à jouird'un large éventail d'infrastructures sociales offertes par le gouvernement."